PÉRIGNAC : PAICHEL ET RAT-MAGE

Nous sommes en 1330 dans le joli Paris du moyen âge. Le missionnaire vit de mendicité et ignore évidemment qu’une étrange mission va lui assurer une solide réputation d’insensé auprès de la secte d’Alba. Voici donc l’aventure de Paichel et Rat-Mage.

Ce fut au cours de l’une des nombreuses beuveries nocturnes de ce clown du moyen âge que sa première mission sur terre commença. En effet, celui-ci découvrit ce soir-là un petit rat blanc sur le bord de sa fenêtre. Puisqu’il pouvait déjà dialoguer avec son brave chien Boulette, il n’en fallut pas davantage pour tenter d’entrer en communication avec ce petit rongeur. Il lui donna même le nom de rhum blanc, mais aussitôt son chien lui dit :

- Rhum blanc n’est pas un nom pour un rat si tu veux mon avis, mon maître. S’il possédait au moins la forme d’une bouteille, je comprendrais!

- Tu crois? Pas même la forme d’une cruche? , lui demanda l’homme en riant de bon cœur.

C’est alors que le rat répondit pendant que le clochard encore grisé le tenait dans sa main.

- Ce nom me plaît énormément, sauf que le mien est Rat-Mage. Je préfère vous avouer que ma présence ici n’est pas due à un hasard.

- Ah! Bon, nous t’écoutons, étranger de mon cœur!

Le rat réalisa que le jeune homme au regard naïf semblait tenir beaucoup à son chien puisqu’il employait le “ nous ” pour lui répondre. Il faut préciser que Boulette était une bête admirable et unique. En effet, ce petit chien à l’allure rondelette, aux poils courts dorés et aux yeux étranges ne ressemblait à aucune race pure ou bâtarde de la planète. Son maître l’ignorait, mais Boulette venait du pays des fées. On ne sait comment il se retrouva sur Terre, mais c’était le compagnon de route inséparable de ce clochard depuis plusieurs années. Ils vagabondaient tous les deux dans les rues de Paris et dormaient la plupart du temps dans un clocher d’église. Notre homme se servait d’un câble pour hisser son compagnon après y avoir grimpé en escaladant les murs comme un singe en liberté. On ne sait trop pourquoi il aimait tant loger dans les clochers; c’était peut-être qu’il associait le mot clochard avec celui de clocher?

Mais revenons à Rat-Mage qui était venu demander à cet homme de l’aider et qui désespérait en se demandant si celui-ci était ivre-mort. L’animal se fit déposer sur le sol et s’empressa de se faufiler entre des cruches de vin vides en se disant mentalement que ce Fontaimé Denlar Paichel ne s’était sûrement pas ennuyé dans ce grenier avec ce bon vin de messe inconnu. Il songea ensuite à ses amis qui l’attendaient à la sortie de Paris. Il observait cet homme étrange qui ne semblait nullement dérangé par l’alcool. Il marchait droit devant une autre cruche pour d’abord la humer avant de l’attaquer à grandes gorgées. Le rat monta sur le bord d’un panier d’osier pour demander à Paichel s’il était intéressé par sa présence.

- Mais si, je voulais simplement satisfaire ma soif avant de t’entendre me révéler la raison de ta visite inusitée. Entre-nous, il doit sûrement se passer quelque chose d’anormal dans la nature pour qu’un rat vienne me visiter sans qu’il s’agisse d’un simple hasard.

- Et si je te disais que je suis ici pour faire ta fortune, tu trouverais cela anormal?

- Tu entends cela? , jappa joyeusement le chien, nous allons être riches.

- Ah! Ce rêve bizarre que j’ai fais la nuit dernière me revient à l’instant, dit Paichel en fixant le petit rat. Je voyais justement beaucoup d’or m’entourer, grâce à un animal blanc. C’était peut-être toi après tout?

- Peut-être bien, lui répondit Rat-Mage en examinant le clochard et son chien danser joyeusement dans la pièce. Je vous en prie, cessez ce tapage immédiatement. Par la foudre de Zeus et le trident de Neptune, cherchez-vous à imiter le vacarme des grosses cloches de Notre-Dame?

- Pardonne-nous, lui répondit Boulette en s’immobilisant brusquement devant lui. C’est étrange, je vois deux Rat-Mage!

- Tu es simplement étourdi, lui dit froidement le rat. J’espère que ton maître est également prêt à m’écouter, n’est-ce pas Paichel?

- Comment sais-tu mon nom?

- Tous les rats connaissent le nom de Fontaimé Denlar Paichel depuis que des frères t’ont déjà entendu dire publiquement qu’on n’était pas les bêtes du diable, mais des créatures du bon Dieu comme les autres animaux de la terre.

- Oui, je me souviens d’avoir parlé ainsi lorsque des gens prenaient plaisir à lapider un rat qui eut le malheur de traverser une ruelle du quartier latin.

- Cette haine envers nous est devenue insupportable depuis que le roi de France vient d’ordonner notre extermination. Nous voulons vivre comme les autres espèces qui peuplent ce monde et sans ton aide, les rats seront tous brûlés pour les empêcher de transporter cette peste qui sévit présentement dans la région d’Avignon. Est-ce notre faute si des puces ternissent notre image auprès des hommes?

- C’est la triste réalité que vous devez affronter puisque les gens vous craignent comme des petits monstres transportant la peste dans des baluchons de malheurs. Je comprends votre point de vue et je déplore d’apprendre que le roi veut votre perte.

- Ainsi, tu ne peux rien faire pour nous sauver? , demanda tristement le rat.

- Il faudrait prouver que vous êtes des animaux très propres et utiles, dit l’homme en baissant les yeux. Les souris sont nuisibles et pourtant, à moins de les voir trotter dans le garde-manger, les humains les tolèrent sans trop de peine. Si on me laisse un peu de temps, je pourrais vous enseigner à vous nourrir de fruits et légumes afin que l’opinion publique cesse de vous accuser de manger des pourritures et de vous vautrer dans les lieux insalubres.

- Mais voila, nous n’avons pas le temps de changer nos habitudes alimentaires avant cette grande battue qui aura lieu bientôt pour nous exterminer. Par contre, nous savons combien les puissants de ce monde aiment la richesse que procure l’or.

- Lorsque quelqu’un possède beaucoup d’or, dit Paichel, c’est évident qu’il détient un certain pouvoir pour influencer ceux qui gouvernent.

- Donc, c’est possible d’empêcher ce massacre si tu remets beaucoup d’or au roi de France en notre nom?

- Les rats ne possèdent pas d’or et le mieux serait de vous cacher le plus possible pour éviter les filets de vos ennemis. Je sais qu’un roi n’aime pas employer sa fortune à exterminer des rongeurs, sauf si ce geste lui rapporte la gratitude des nobles qui vivent dans la région d’Avignon. Cette battue vise essentiellement à se débarrasser des rats de ce secteur avant que des puissants seigneurs accusent le roi de n’avoir rien fait pour les aider.

- J’aimerais te croire, mais je sais de source sûre que ce décret royal ordonne une extermination massive de notre race à la grandeur du pays. Donc, même si nous fuyons un territoire, nous serons attendus dans un autre par ceux qui veulent nous brûler vif. Oublions pour le moment cette éducation alimentaire que tu souhaites nous enseigner et voyons plutôt comment inciter le roi à retirer son décret. S’il aime l’or, nous en possédons et sommes disposés à payer notre libération avec ton aide.

- Si vous possédez de l’or, il se peut fort bien que le roi accepte de me recevoir afin que je lui explique que vous êtes prêts à négocier votre salut par une rançon intéressante.

- Nous savons où en trouver en grande quantité, lui répondit le rat sans hésiter.

- Si les rats possèdent beaucoup d’or, dit le brave chien en haletant, nous ne pourrions pas en demander quelques kilos? Après tout, tu es leur défenseur et moi, ne suis-je point le meilleur ami de celui-ci?

- Sacré-nom-d’un-chien, lui répondit son maître en secouant tristement la tête. Tu ne songes qu’à t’enrichir pendant que je me dévoue pour sauver des pauvres créatures.

- Mais, n’est-ce pas toi qui m’as enseigné à savoir profiter des bonnes affaires?, lui lança la bête naïvement. Combien de fois ais-je fait semblant de guider mon maître aveugle pour lui attirer la charité des passants? Puis, lorsque des gens perdent des écus sur la rue, je m’empresse d’aller m’asseoir dessus comme tu me l’as enseigné, afin d’empêcher son propriétaire de la retrouver. C’est toi qui me reproche maintenant d’aimer l’or?

Le clochard souriait timidement en haussant ses frêles épaules recouvertes d’un chemisier troué à plusieurs endroits. Il prit cependant une voix solennelle pour dire au petit rat quelque peu méfiant :

- Mon brave compagnon a parfaitement raison, Rat-Mage. J’étais jusqu’à cette nuit, un pauvre clochard voleur et mendiant. Mais cet homme est mort depuis que je ressens intérieurement une petite flamme de compassion envers les pauvres rats de France. C’est sans doute ma mission de vous aider avec l’aide de Dieu.

- Je te crois, lui répondit le rongeur en opinant de la tête. Oublions donc cet homme que tu fus et voyons à présent quel homme tu seras. Mes amis nous attendent à la sortie de Paris. Si nous voulons de l’or, ce n’est pas ici que nous le trouverons, mais au petit bourg du seigneur de Beau-Brave.

- Je trouve ce seigneur fort généreux, s’exclama Paichel en s’imaginant que ce noble était prêt à offrir de l’or aux rongeurs.

- Tu n’y es pas du tout, mon pauvre ami. Ce bourgeois est le pire avare que je connaisse. Toutefois, il se trouve que ce cupide châtelain ignore qu’il y a un véritable trésor sous son village. Heureusement que sa fille aide les pauvres villageois qui subissent régulièrement les rudes humeurs de son père colérique. Cette jeune femme, très belle et très intelligente est sans doute une sainte pour le supporter sans se plaindre. Sa douceur est telle que les gens ne disent d’elle que du bien. Même les rats blessés ont droit à ses bons soins. Lorsque tu rencontreras Rat-Fiau, cet ancien rat de cale, demande-lui ce qu’il pense de mademoiselle Baichamelle de Beau-Brave et tu verras aussitôt briller dans ses yeux une flamme de vive reconnaissance envers cette sainte femme au regard angélique.

Le romantique clochard pressa ses mains sur son cœur en gémissant :

- Si demoiselle Baichelle est telle que tu la décris, accepte que je souffre déjà d’amour pour elle. Comme je l’imagine sans pouvoir graver son image dans mon cœur, j’irai dans ce bourg lui présenter mes hommages.

- Alors, il faudrait peut-être commencer par l’appeler Baichamelle et non Baichelle, lui répondit le rat amusé. Mais sans vouloir blesser tes illusions, tu ne devrais pas placer tes espérances entre les mains du dieu Amour puisque cette demoiselle se fait refuser tout visiteur par son père cruel et sans cœur.

- Je te remercie de cette information gratuite, dit le jeune homme en souriant. Je vais donc devoir m’y prendre autrement pour lui faire la cour.

Puisque le temps filait rapidement, nos amis devaient s’arranger pour quitter ce clocher avant l’aube. Il n’était pas question de rembourser la provision de vin de messe de Saint-Étienne au sacristain qui l’avait caché là pour le boire en cachette. De toute manière, le clochard n’avait pas d’argent pour le rembourser et de plus, il ne voulait pas se faire attraper pour s’être introduit clandestinement au sommet de cette vieille église. Le petit rat jugeait donc préférable d’envoyer Boulette inspecter les environs en lui disant :

- Descends le premier cet escalier et si tu entends le moindre bruit suspect, n’aboie surtout pas pour nous en avertir, n’est-ce pas?

- Que dois-je faire alors? , demanda innocemment la jolie bête. Tu souhaiterais sans doute que je siffle trois fois ou, mieux encore, que j’imite le cri de la chouette?

- Mais non voyons! Si tu fais du bruit, on va t’entendre. Le mieux, c’est de nous faire des signes de la queue en la dressant s’il faut s’arrêter et l’agitant joyeusement si tout va bien.

L’intelligente bête s’engagea aussitôt dans cet escalier, faiblement éclairé par des cierges bénis, enfoncés dans un genre de chandelier enchâssé dans une large fissure du mur. Paichel hésita un moment avant de descendre à son tour. Une étrange impression désagréable le saisit et dit ainsi au petit rat qu’il transportait sur son épaule :

- Je trouve assez surprenant de voir cet escalier éclairé à cette heure tardive de la nuit. Je présume que le sacristain avait l’intention de venir faire une petite dégustation de son vin au clocher. Je me demande même s’il n’est pas déjà au courant de notre présence.

- Descendons prudemment en espérant ne pas le rencontrer, lui répondit son peureux compagnon.

Paichel avait raison de craindre le pire puisqu’on ne peut danser joyeusement dans un clocher d’église sans réveiller tout le voisinage. Alors que nos amis menaient un vacarme digne d’attirer l’attention du tout-Paris, le sacristain courait en avertir monsieur le curé qui, à son tour, alla rapidement informer son évêque que le diable menait le bal dans son clocher. Toute la garde privée de l’évêché vint rapidement se poster autour de l’église le plus discrètement possible en attendant que le démon se décide à sortir de ce lieu saint. Si le curé Mérové craignait pour son clocher, par contre, son sacristain du nom de Corolin, espérait seulement pouvoir se venger de l’intrus qui s’était permis de vider sa réserve.

Le pauvre chien fut le premier à paraître sur le parvis de l’église. Un soldat se signa trois fois avant de dire à ses compagnons d’armes :

- Cette bête est le diable. Croyez-en mon expérience. Il cherche à nous tromper en se présentant sous la forme d’un petit chien.

- Mais comment allons-nous le saisir s’il est le diable, mon Adrien? , lui demanda craintivement un autre soldat en se signant du signe de la croix à quinze reprises.

- Pourquoi le saisir? Mieux vaut l’abattre sans attendre avant qu’il nous échappe en se transformant en chouette de malheur.

- Et s’il s’agit d’un véritable chien, mon capitaine? , questionna un compagnon indécis.

- Dans ce cas, Dieu nous pardonnera d’avoir tué un être innocent.

Paichel descendait prudemment lorsqu’il entendit un faible gémissement qui provenait du parvis.

- C’est Boulette, on veut faire du mal à mon compagnon. Vite, allons le chercher avant qu’il soit trop tard.

D’un pas rapide le clochard descendit quelques marches et les remonta aussitôt dès qu’il vit le sacristain au bas de l’escalier.

- À la garde, arrêtez-le. Par ici, s’écria-il pour ensuite se lancer à la poursuite de notre fugitif.

Remontant en trombe jusqu’au clocher, Paichel tenait le petit rongeur dans sa main pour ne pas l’échapper pendant que le sacristain criait aux soldats, à présent engagés dans l’escalier : “Il est en haut; il est fait comme un rat”. Cette phrase fit réfléchir Rat-Mage et sans attendre, demanda à son compagnon de le déposer sur une marche.

- Fais vite, j’ai une idée qui pourra peut-être nous sauver. Cache-toi en haut et lorsque les soldats seront devant moi, crie-leur de ta cachette que tu vas te transformer en dragon s’ils font un pas de plus.

- Je ne veux pas t’abandonner ici.

- Vite, il en va de notre salut.

L’homme s’exécuta et le petit rongeur se dressa sur ses pattes de derrière en attendant les premiers soldats qui figèrent sur place lorsqu’ils crurent l’entendre les menacer.

- Arrière tous, sans quoi je me transforme en dragon pour vous chauffer les fesses, cria la voix inconnue.

- C’est vraiment le diable, gémit un soldat avant de se cacher derrière le sacristain. Tu as prononcé le mot “ rat ”et le voici devant nous. C’est lui que tu poursuivais dans l’escalier?

- Non, c’était un homme, répondit le sacristain, les mâchoires tremblantes. Il s’est métamorphosé pour nous prouver qu’il est le démon. Moi, je ne reste pas ici une seconde de plus.

Les soldats fuyaient comme si un dragon leur chauffait déjà le derrière. Toutefois, Paichel savait parfaitement qu’ils ne tarderaient pas à revenir, accompagnés, cette fois-ci, d’une armée de moines Inquisiteurs. Ceux-ci avaient l’habitude de faire la guerre au diable et encore plus aux chimères.

Il n’y avait plus un seul instant à perdre. Une fois remontés au clocher, Paichel et Rat-Mage durent se résoudre à fuir par une lucarne. Puisque le clochard possédait un large foulard, il le défit de son cou et le plaça sur le sol en disant nerveusement :

- Vite, il faut que je t’enroule là-dedans. Les soldats entourent l’église, mais je suis persuadé qu’ils n’oseront jamais s’aventurer dans le petit cimetière de Saint-Étienne avant l’aube. Ces poltrons craignent heureusement l’esprit des morts, ce qui va jouer à notre avantage. C’est donc de ce côté que nous allons tenter de fuir.

- Et ton chien, saura-t-il nous retrouver si nous fuyons sans lui?

- Il est débrouillard, se contenta de dire le clochard en dissimulant sa tristesse.

Une fois enroulé dans le foulard, Rat-Mage n’y voyait plus rien. Son compagnon passa l’anneau autour de son cou en fixant les yeux pleins de larmes un panier d’osier qui appartenait à Boulette. Il était inutile de l’emporter puisque celui-ci l’encombrerait dans sa fuite. Il sortit par la fenêtre et sauta sur un coin du toit de l’église. Notre homme était non seulement un excellent grimpeur, mais un véritable acrobate lorsqu’il le fallait. Il jeta un rapide coup d’œil en bas après s’être glissé à plat ventre jusqu’à la corniche. Il vit des centaines de curieux dans la rue et surtout, des soldats qui couraient dans tous les sens. Le fugitif alla voir ensuite comment cela se présentait de l’autre côté du toit. Il se trouvait alors juste au-dessus de la porte d’entrée de l’église. Il plaça sa main devant sa bouche pour étouffer un cri horrifié. Boulette était étendu raide mort sur le parvis et le corps traversé par plusieurs flèches. Le petit rat effrayé par son sursaut, lui dit craintivement :

- Que se passe-t-il au juste?

- Rien, tout va bien à présent et je me dirige derrière l’église.

Le pauvre homme ne tenait pas à lui dire que Boulette était mort de peur qu’il se sente responsable de l’avoir envoyé dans cet escalier de malheur. Paichel vit plusieurs soldats alignés devant la grille du cimetière, située à une vingtaine de mètres de son observatoire. Il fallait donc tenter de les éloigner un moment, juste le temps pour sauter du toit et ensuite enjamber la petite grille noire du jardin des morts. Il arracha une tuile et la lança de toutes ses forces dans ce cimetière pour ensuite crier comme un damné. Les gardes effrayés par le bruit s’imaginaient que celui-ci provenait d’une pierre tombale qui venait de se fendre en deux. L’imagination fit le reste lorsque l’un des témoins crut voir une main décharnée sortir du sol. La troupe déserta sans attendre et le fugitif en profita pour accomplir son plan initial. Il se trouvait déjà caché dans la sombre forêt des pierres mortuaires lorsque le commandant de la garnison revint rapidement derrière l’église à la tête des peureux.

- Ça provenait de quel endroit exactement? , s’écria celui-ci.

- Du cimetière, mon commandant, s’empressa de répondre l’un des hommes. J’ai même vu un spectre qui regardait de mon côté.

- Il avait des yeux? , demanda l’autre d’une voix suspecte.

- Pas des yeux, mon commandant, mais des tisons rougis par le feu de l’enfer.

- Gratien a raison, enchérit un autre soldat sur le point de pâlir à force de croire les mensonges de son compagnon. J’ai vu la forme de son visage et même sa longue queue pointue comme la pointe d’une flèche. Je vous dis que c’était le diable qui rôdait tantôt dans ce cimetière.

- Diable ou pas, vous allez devoir demeurer à votre poste, bandes de lâches, ragea le commandant. Dès l’aube, nous ratisserons tous les coins du cimetière.

Cachés derrière un monument, nos amis écoutaient ces soldats inventer ces histoires pour justifier l’abandon de leur poste à leur commandant.

- Rassures-toi, nous allons quitter ce cimetière avant l’aube, dit Paichel à faible voix.

- Quel est ton plan?, demanda le rat.

- Nous allons utiliser le vieux puits du jardin. Il est à sec depuis plusieurs années, mais l’ancienne veine d’eau a laissé un corridor qui débouche tout près d’ici, juste derrière l’église de Saint-Germain-des-Prés.

Notre homme se rendit devant le puits et réalisa aussitôt qu’il n’avait pas de corde pour descendre. Il l’avait laissé au grenier dans le panier de Boulette. Il s’introduisit tout de même dans le trou et s’appuya dos au mur circulaire en même temps qu’il tendit les jambes pour toucher l’autre côté du puits. Une fois maintenu solidement dans une position assise, il demanda à Rat-Mage de monter sur sa tête avant d’amorcer cette lente descente. Il ne fallait surtout pas se presser dans ce genre d’alpinisme puisque le mouvement du dos et des jambes exigeait une parfaite coordination. Après un long moment, Paichel réalisa qu’il lui restait encore la moitié du puits à descendre. Le rat s’en inquiétait puisque la lumière du jour commençait déjà à paraître au sommet du trou.

- Ils ne vont pas tarder à venir inspecter le cimetière et nous sommes encore ici.

- Je sais cela, lui répondit Paichel nerveusement. Il n’est pas question de se risquer à sauter en bas puisque le fond du trou est jonché de pierres.

En effet, plusieurs pierres s’étaient défaites du mur au cours des années et remplissaient le fond du puits. L’alpiniste se sentit angoissé dès qu’il entendit le grincement de la grille d’entrée du cimetière, suivit ensuite par le pas rapide des soldats.

- Pressez-vous, cria le commandant et fouillez-moi les moindres coins, quitte à regarder sous toutes les pierres tombales s’il le faut. Ce n’est pas le diable qui a bu le vin de messe et oublié une corde et un panier d’osier au clocher.

- Nous sommes perdus, gémit Rat-Mage. Ils vont nous découvrir et mes amis devront s’en retourner sans avoir eu le temps de connaître leur défenseur.

- Merci de me rappeler que je risque ma peau en ce moment, lui répondit le clochard exténué et suant à grosses gouttes.

Tout à coup, un gros rat gris sortit par l’un des trous du mur et sauta sur le ventre de notre homme pour ensuite émettre des sons de mécontentement. D’autres rats d’égout en firent autant et alors Rat-Mage leur cria sans attendre :

- Laissez cet homme tranquille. Il est le défenseur de notre race et non votre ennemi.

- Qui es-tu, étranger, pour oser nous parler ainsi?, lui demanda le chef du groupe d’envahisseurs.

- Mon nom est Rat-Mage, l’envoyé de Rat-Ma, chef suprême de l’Assemblée législative des rats de France. Cet homme que vous piétinez est Fontaimé Denlar Paichel.

Dès qu’ils entendirent ce nom, tous les rats s’écrièrent joyeusement :

- Vive notre héros; vive notre défenseur!

- Je vous remercie de votre chaleureux accueil, répondit notre homme sur le point de suffoquer. Mais si vous continuez à me sauter dessus comme sur la terre promise, je vais m’évanouir.

Les rongeurs étaient si nombreux qu’ils le dissimulaient entièrement sous leur fourrure grise. Un soldat se pencha au-dessus du puits et fit aussitôt la grimace. Son commandant en fit autant pour ensuite s’éloigner en criant aux autres de le suivre. Les fouilles n’ayant rien donné, ils sortirent du cimetière avec empressement. Pendant ce temps, Paichel perdit connaissance et, comme de raison, le pont humain céda, entraînant dans sa chute tous les rats au fond du puits. Il se passa ensuite un court moment avant que notre homme ouvre les yeux. Par miracle, il était sain et sauf, tout comme ses admirateurs. Ils se secouèrent comme le ferait un chien en sortant de l’eau. La poussière qui s’élevait en petit nuage obligea le clochard à se lever rapidement et à la chasser de ses mains.

- Bon, nous sommes finalement au fond du puits et si mes amis veulent bien cesser de se secouer les poils, je vais peut-être pouvoir regarder où je mets les pieds.

- Ce n’est pas notre faute si ta chute a soulevé autant de poussière, lui répondit Rat-Mage en réalisant que sa belle fourrure blanche était devenue grise.

- C’est de la mienne alors?, s’exclama le clochard d’une voix sèche. Il est inutile d’expliquer la nature de cet incident et surtout de t’inquiéter pour ton ramage. La première pluie va te débarrasser de cette poussière sur ta belle apparence, mon cher Rat-Mage!

- Tu te moques de moi, n’est-ce pas?

- Pourquoi pas! Allons, il faut songer à quitter Paris avant d’avoir à nos trousses toute l’armée de l’évêché. Tu vois, ce puits débouche dans plusieurs galeries souterraines que j’ai déjà eu l’occasion de visiter. Donc, à partir d’ici, il va falloir me suivre en guidant les autres rats à ta suite. Je ne voudrais pas qu’ils se perdent dans ce dédale de couloirs.

- Moi, je voudrais passer en premier, lui dit un rongeur effronté.

- Je pense que le rang devrait respecter l’ordre des grandeurs. Ainsi, vous saurez exactement où vous placer dans ce cortège. Mieux encore, vous allez vous ranger deux par deux.

- Mais comment veux-tu que l’on sache se placer deux par deux si nous ignorons la valeur des nombres? , lui demanda un gros rat commun.

Rat-Mage semblait rire en examinant le farfelu personnage placer toutes ces bêtes grises avant de les compter.

- Cent vingt et un, dit Paichel en grattant sa barbiche de chèvre. Avec toi, Rat-Mage, vous serez cent vingt-deux.

Le guide des rongeurs s’agenouilla et s’engagea dans une crevasse qui fut, comme on le sait, une ancienne veine d’eau. Suivi ensuite par sa nouvelle armée, ce héros était loin de s’imaginer devoir ensuite la conserver, une fois parvenu à l’extérieur de Paris. Les rats gris vouaient une grande admiration à cet homme et donc, il fallait s’attendre à ce qu’ils suivent leur défenseur jusqu’au bout du monde.

La crevasse de divisa bientôt en dix embranchements, mais le guide n’hésita pas un seul instant devant cette sorte de croisée de chemins souterrains. C’est alors qu’il aboutit au bout d’un tunnel donnant accès à un autre puits qui était baigné par la clarté. Il put enfin se redresser et s’empressa de dire à Rat-Mage qui le talonnait :

- Nous sommes dans le puits de Saint-Germain-des-Prés. À en juger par la clarté, il doit être aux environs de midi.

- Le soleil est déjà à son zénith et nous ne sommes pas encore sortis de la ville. Et dire que...

- Oui, je vais le dire à ta place : “ Et dire que mes amis m’attendent à la sortie de Paris”

- Oh! Non, c’est à Chartres qu’on doit se rencontrer.

- Hum! Il s’agit d’une petite marche intéressante, lui répondit le missionnaire. Mais nous attendrons tout de même la nuit pour sortir d’ici.

- Oui, je pense que tu veux attendre l’arrivée de Boulette avant de quitter Paris?

- Écoute, je ne veux pas risquer la vie de nos nouveaux compagnons en nous promenant en plein jour. Puis, si je quitte Paris pendant la nuit, il me semble que cela me sera moins pénible de m’en aller loin d’ici.

- Voyons, ne sois pas triste, tu pourras revenir après ta mission.

- Non, plus rien ne me retient à Paris. Tu sais, c’est ici que j’ai vécu en compagnie de mon oncle Albert lorsqu’il m’adopta lorsque j’étais très jeune. Vers l’âge de douze ans, il m’initia au métier de forgeron. Un jour, une fort jolie dame arriva à la forge pour discuter avec mon tuteur qui en devint aussitôt amoureux, tout comme moi d’ailleurs. J’avais dix-sept ans et je sentais bien qu’il existait une forte rivalité entre nous depuis que cette femme vivait dans un petit appartement situé derrière la forge. Un jour, elle quitta Paris après m’avoir remis son petit chien. Boulette fut le seul bien que j’ai possédé dans toute ma vie. Mon oncle m’accusa d’être responsable du départ de Marianne et je pense qu’il en mourut de peine. À vingt ans, j’étais devenu le propriétaire de la forge et je croyais pouvoir la conserver toute ma vie. Malheureusement, celle-ci fut saisie par des créanciers de malheur! J’ai travaillé ensuite pour d’autres forgerons, mais comme j’étais prompt et fier, j’ai perdu tous mes emplois. Finalement, je suis devenu cet homme de la rue, ce clochard de Paris.

- Tu me parles si tristement que je suis persuadé que tu me caches la vérité au sujet de Boulette. Il est mort n’est-ce pas?

- J’avoue que c’est le cas, mon pauvre ami. Ce n’était pas de devoir te dire la vérité qui me faisait tant de peine, mais plutôt de savoir comment m’y prendre pour éviter qu’elle te pèse sur la conscience.

- Voyons Paichel, tu sais bien que les rats n’ont pas de conscience.

Le rongeur détourna la tête pour éviter de se faire poser des questions par ses compagnons qui auraient vus ses larmes. Il se retira dans un coin pour pleurer discrètement pendant que les autres entouraient leur défenseur.

- Qu’attendons-nous à présent pour sortir de ce trou? , demanda un rat gris.

- Nous attendons la nuit, lui répondit Paichel d’une voix ferme.

- Et ensuite, que faisons-nous? , questionna une autre bête excitée.

- Vous devrez m’attendre ici pendant que nous irons, Rat-Mage et moi, chercher l’or de votre rançon. Ainsi, le roi voudra sans doute retirer son décret dont le but est de vous exterminer. Mais ensuite, il faudra prouver aux humains que vous êtes disposés à changer vos habitudes alimentaires. Il faudra toujours vous rappeler l’importance de combattre ces superstitions qui circulent à votre sujet.

- Oui, nous nous battrons contre les superstitions et les grifferons de toutes parts, s’écria un rat naïf.

- Mais voyons, les superstitions ne sont pas des gens, lui rappela le héros amusé. On ne peut les vaincre qu’avec la mort de l’ignorance.

- Tuons alors l’ignorance et ainsi les superstitions disparaîtront à tout jamais, cria un autre rongeur encore plus naïf que le premier.

- Ce n’est pas tout à fait cela, leur dit Paichel vraiment embêté par la logique des rats gris. Une superstition est une croyance, bonne ou mauvaise, qui dicte notre façon de réagir devant un fait qui nous dépasse. Les humains vous accusent d’être les seuls responsables de la peste puisqu’ils ignorent les véritables raisons de ce fléau. Ce n’est pas en vous nourrissant de cadavres d’animaux et d’humains que vous obtiendrez la moindre tolérance à votre égard.

- Les rats ne déterrent pas les cadavres, lui répondit un gros rat pour ensuite sortir ses griffes avant de les aiguiser contre le mur. Nous mangeons ce que nous trouvons et si les hommes nous laissent des morts sur les champs de batailles et au fond des cachots, que voulez-vous que j’y fasse? Moi, j’ai vécu dix ans dans les prisons de Paris et les gardiens riaient lorsque je mordais traîtreusement leurs prisonniers. Mais lorsque j’ai voulu en faire autant en dehors des cachots, les humains m’ont lancé des pierres et chassés à coups de pieds.

- Quel est ton nom?, demanda Paichel d’une voix troublée.

- Je me nomme, Scélé-Rat.

- Alors, écoute bien ce que je vais te dire à ce sujet. Les rats de cachots ne sont pas différents de ceux des champs. Je réalise qu’il n’est pas aisé pour vous de savoir se nourrir convenablement dans une prison, mais est-ce vraiment nécessaire de vous en prendre à des malheureux détenus? Laissez-moi vous rappeler que la première preuve tangible que les gens reconnaissent comme signe d’une haute évolution, c’est le respect des autres. Si vous cessez de grignoter de la pourriture et surtout de la chair humaine, vous aurez atteint un style de vie respectable. L’opinion publique se fera bientôt entendre puisqu’on se demandera ce qui se passe dans votre changement d’attitude. Enfin, se dira-t-on, les prisons peuvent être habitées par des rats sans nuire aux prisonniers, tout comme certains châteaux possèdent leurs fantômes sympathiques!

- Et que mangerons-nous? , demanda le sale rat d’une voix sèche.

- Je l’ignore pour le moment, lui répondit Paichel en haussant les épaules. Je sais toutefois que vous devrez changer vos habitudes alimentaires si vous voulez survivre. J’ai déjà songé à ouvrir un centre de recherches avec votre aide. Il me faudra des volontaires pour analyser les différentes plantes, fruits et légumes qui pourraient servir de nourriture de base aux rats.

- Comment fait-on pour analyser des plantes et des légumes?, lui demanda Scélé-Rat d’un air méfiant.

- C’est très simple voyons! Tu portes d’abord le produit dans ta gueule et tu le broies un moment entre les dents afin d’analyser son goût et sa texture. Une fois ce travail terminé, tu avales sans attendre en te demandant si ce produit va bien se digérer. Tu obtiendras bientôt un résultat qui t’indiquera si telle plante donne des brûlements d’estomac, si tel fruit enlève vraiment la faim ou encore, si tel genre de légume rend les rats malades, s’ils le mangent. Oui, tel un savant et un chercheur, tu poursuivras tes recherches afin d’obtenir un menu complet pour tes congénères.

- Non, si tu crois que je vais manger des légumes, tu te trompes, répliqua la bête d’un air inquiet.

- Mais qui te parle de manger des légumes? , s’expliqua l’insensé en riant de bon cœur. J’ai parlé d’analyser et non de manger ces produits. Oui, je vais être vraiment fier de toi et de mes autres savants analystes. Grâce à vos recherches, votre race vaincra enfin les superstitions. Réalises-tu la noblesse de cette mission, mon cher Scélé-Rat? Tu me sembles si brave que je ne doute point de ta réponse lorsque je demanderai des volontaires.

Le gros rat comprit enfin sa mission lorsqu’il se trouva, par hasard, enveloppé par un jet de lumière qui venait de pénétrer dans le puits. Ses confrères prirent ce rayon du soleil pour une simple bouffée de clarté occasionnelle jusqu’au moment où leur héros s’écria :

- Ce rat a cru en moi et le voici entouré de lumière.

Ce sacré clochard était vraiment naïf pour oser associer cet incident à un signe divin. Il se prenait sans doute pour le Jeanne-d’Arc des rats de France puisqu’il dit en tendant ses bras vers le rongeur étonné :

- Tends-moi les pattes puisque je reconnais par ce signe, le premier fidèle de ce futur centre alimentaire.

Un jeune rat voulait tant devenir un autre élu qu’il se jeta dans le jet de lumière, juste au moment où cette clarté sembla vouloir remonter le long du puits. Il sauta sur un bout de lumière et se frappa la tête sur le mur. Une fois étourdi par la violence du coup, il s’écria en chancelant :

- Je vois de jolies étoiles tourner autour de moi.

Le rat blanc qui se trouvait non loin de lui s’empressa de venir le soutenir. Une énorme bosse s’était déjà formée sur le front du blessé. Rat-Mage lui demanda son nom afin de vérifier si ce jeune insensé possédait encore un brin de raison.

- Mon nom est Rat-Tardé et toi, Rat-Mage, quel est ton nom?

- Rat-Mage voyons! Dis-moi, peux-tu marcher seul, Rat-Tardé?

- Je préférerais marcher en compagnie des autres.

Le petit rat n’insista pas et le conduisit auprès d’un vieux rongeur qui se contenta de lui dire ironiquement : “ Voyons mon petit, il fallait sauter plus haut pour t’accrocher à la lumière. Oh! Si j’avais eu ton âge, elle ne m’aurait sûrement pas échappé.”

La nuit venue, tous les rats excités et surtout affamés pressèrent Paichel pour qu’il se décide à remonter en surface. Mais voilà, pour sortir du puits, il fallait une corde et notre homme réalisa qu’il avait laissé la sienne au grenier de Saint-Étienne au cours de sa fuite.

- Nous allons tenter de grimper sans cette corde, lui dit Rat-Mage en demandant à des intrépides de grimper le mur. Si l’un de nous parvient à l’extérieur, il pourra te trouver un câble.

- Ou plutôt une ficelle, répliqua son héros désespéré. Comment crois-tu qu’un rat va s’y prendre pour la fixer au sommet du puits? Va-t-il simplement la tenir entres ses dents pendant que je vais m’accrocher à celle-ci?

- C’est logique, se contenta de répondre le rongeur en baissant les yeux.

- Moi j’ai une idée, s’exclama Rat-Tardé qui venait de découvrir le joli croissant de lune en levant son museau vers le ciel étoilé. Nous fixerons cette corde au crochet de lune.

Paichel n’éprouvait nulle envie de se moquer de ce raton qui ne s’était pas encore remis de sa bosse sur le front. Il fixa la lune un long moment et alors, un joyeux aboiement se fit entendre. Un chien lumineux était assis au sommet du puits et déroulait une longue corde en se servant de ses pattes.

- Boulette? Mais que fais-tu là, mon brave compagnon? , demanda l’homme étonné par cette étrange apparition.

- À qui parles-tu, Paichel? , s’empressa de lui demander Rat-Mage.

- Regarde, c’est Boulette!

Une corde descendait réellement dans le puits, mais personne ne semblait, à part Paichel, remarquer la présence de ce chien. Notre homme fut en mesure de sortir du trou avec ses amis, mais la bête invisible s’était déjà éloignée avant que son ancien maître cherche à la retenir. Boulette vivait à présent au pays des fées et s’il s’était permis de venir secourir son ami, c’est seulement suite à la demande des Maîtres de l’invisible qui intervenaient secrètement dans la vie de ce futur missionnaire de l’Intemporel. Le jeune homme ignorait encore tout de sa vocation et s’imaginait être un Terrien d’origine. Sa première mission avec les rats de France n’était qu’une démarche initiatique pour l’habituer à se sensibiliser davantage aux malheurs des autres. En somme, c’est la vie qu’il devait apprendre à défendre dans toute sa diversité. Venir en aide à des animaux défavorisés par rapport aux autres peut paraître enfantin pour la majorité du monde, mais comme Paichel était encore un jeune missionnaire, les Maîtres de son ancienne planète ne voulaient pas le projeter dans les différentes périodes de l’Humanité avant qu’il soit mûr pour vivre de telles aventures.

Tous les rats se rassemblèrent derrière l’église de Saint-Germain-des-Prés pour écouter les recommandations de leur protecteur.

- À présent, nous n’avons plus de temps à perdre, leur dit le clochard qui semblait faire la classe à une ribambelle de petits garnements à quatre pattes. Il va falloir vous cacher dans le jardin que vous voyez là-bas en attendant notre retour. Rat-Mage et moi, sommes attendus à Chartres par ses amis qui craignent autant que vous cette ordonnance royale. Donc, puisque nous ignorons si cette extermination est déjà en cours, il ne serait pas prudent de nous suivre.

- Il n’est pas question de t’abandonner, notre héros, lui dit un fort gros rat qui s’était montré très discret jusque là. S’il t’arrive le moindre malheur, personne ne pourra ensuite nous venir en aide. Tu es sans doute le seul humain en qui les rats peuvent avoir confiance. Par conséquent, si les autres préfèrent se cacher des exterminateurs de notre race, j’irai seul te protéger sur les routes infestées de brigands.

- Il a raison, s’écria Scélé-Rat. Tu dois croire ce qu’il te dit au sujet des brigands. Cholé-Rat s’est promené sur tous les chemins de France pour savoir que les voyageurs solitaires sont vite attaqués et dépossédés de leur bourse par ces gens-là. Même si tu ne possèdes aucun écu, qui te protégera lorsque tu reviendras de ton voyage avec beaucoup d’or? Est-ce prudent de prendre ce risque de tout perdre et de nous priver ensuite de cette rançon destinée à notre salut?

- En effet, répondit Paichel en se grattant la barbiche d’un air songeur. Il y a du vrai dans ce que tu viens de me dire, Scélé-Rat. Les temps sont difficiles et bon nombre de voleurs guettent les imprudents sur les routes. Je pense que des rats sauraient protéger ce bien contre les brigands puisque c’est dans leur intérêt de garantir leur liberté en m’aidant à livrer cet or à qui de droit.

- Ainsi, tu acceptes de te laisser accompagner par autant de rats sur les routes? , lui demanda Rat-Mage d’une voix troublée. Tu ne crains pas d’attirer l’attention inutilement sur nous?

- Pas du tout, lui répondit l’homme en souriant. Me faire protéger ne signifie pas qu’il faille me laisser escorter par une bande de rats. Nous amis nous suivrons discrètement de loin en marchant hors des chemins fréquentés. Je les autorise d’ailleurs à mordre les fesses de ceux qui voudraient nous attaquer en cours de route.

- C’est toi qui sais si cela est nécessaire, lui répondit prudemment le petit rat.

En réalité, Rat-Mage se méfiait de Cholé-Rat. Celui-ci possédait une très mauvaise réputation. C’était sans doute le pire brigand-rongeur de France et même de toute l’Europe. Il vivait normalement près des étangs sales, des marécages et des égouts. Il mordait sans scrupule les enfants qui osaient l’empêcher de prendre la nourriture sur une table déjà pauvrement garnie. Ce qui déplaisait le plus à Rat-Mage et à ses confrères, c’était de savoir Cholé-Rat accusé de milliers de méfaits se rapportant à des vols faits à de pauvres gens. Ce rat sans conscience pouvait sans doute aider Paichel en lui servant de gardien et ensuite, en profiter pour le voler à la moindre occasion. Puisque Scélé-Rat semblait bien connaître ce bandit à quatre pattes, il était à craindre que tous les deux masquent leurs véritables intentions. À titre d’envoyé particulier du chef des rats de France, Rat-Mage connaissait déjà la réputation et les agissements de Cholé-Rat. Dès que Scélé-Rat prononça son nom, l’envoyé de Rat-Ma en éprouva des frissons jusqu’au bout de la queue. Cholé-Rat ne devait sûrement pas apprécier la présence d’un représentant de l’Assemblée législative des rats de France. Il était donc à prévoir qu’il cherche à s’en débarrasser afin de retourner à l’incognito, au moment opportun.

Paichel ignorait tout de la réputation de son protecteur et Rat-Mage espérait seulement pouvoir arriver sans incident à Chartres où ses amis en profiteraient pour arrêter Cholé-Rat. En attendant, nos deux amis partirent en laissant les autres rongeurs les suivre à distance. Lorsqu’ils arrivèrent non loin de Notre-Dame de Paris, ils entendirent une voix qui criait : “ Il est minuit; dormez bien bonnes gens.” C’était le veilleur de nuit qui circulait ainsi dans toutes les rues pour allumer les réverbères et pour donner l’heure. Paichel évita ces rues éclairées par des fanaux et surtout les chiens qui aboyaient dès qu’il osait traverser les ruelles du quartier riche de Saint-Germain-des-Prés. Le clochard connaissait fort bien ce secteur de Paris pour y avoir mendier pendant de longues années. Mais il préférait tout de même le quartier latin où il pouvait discuter avec des étudiants venus de tous les coins de France et d’Europe. Il leur quêtait quelques brins de science puisque notre homme ne savait ni lire, ni écrire. Ses bienfaiteurs aimaient toutefois sa joyeuse compagnie et on lui offrait parfois des livres que le clochard s’empressait de vendre pour une miche de pain.

Paichel semblait fuir ce Paris qu’il aimait pourtant comme sa grande maison. Il était triste, mais plus rien ne le retenait dans cette cité depuis la mort de son compagnon. Il songeait à Marianne qu’il espérait revoir un jour, mais rien ne prouvait qu’elle vivait encore à Paris. Le voyageur sortit de la ville en empruntant la route qui conduisait à Chartres. Il pouvait entendre à l’occasion des petits bruits derrière lui, mais c’étaient ceux de son armée discrète. Il s’arrêta bientôt dans un champ afin d’y cueillir des baies sauvages. Non loin de là coulait une source. Il dit alors à son ami qui s’était endormi sur son épaule :

- Réveille-toi, Rat-Mage. Il commence à faire jour et nous allons devoir nous reposer avant de poursuivre notre route la nuit prochaine. Nous ne sommes pas tellement éloignés de Chartres puisque je peux voir pointer le clocher de la cathédrale. Par beau temps, il est visible à une vingtaine de kilomètres, tu sais!

- Que disais-tu, mon héros? , lui demanda le rat endormi.

- Je disais que nous nous arrêtons ici afin de nous reposer.

- Ah! Oui? , c’est une bonne idée puisque cette marche est épuisante.

- Sacré-nom-d’un-chien, de quoi te plains-tu?, s’empressa de lui demander son compagnon exténué. Premièrement, c’est moi qui t’a porté tout le temps et deuxièmement, tu as ronflé comme mon oncle seul pouvait le faire aussi rondement.

- Les rats ne ronflent pas, se contenta de répondre le rongeur amusé. Plutôt que de me faire la morale, cherchons de quoi se mettre sous la dent.

- Regarde, endormi, ce que je tiens dans ma main! J’ai cueilli ces baies tandis que tu dormais et si tu désires te désaltérer, la source est là-bas.

Après avoir été déposé sur le sol, le petit rat s’attaqua à quelques fruits comme un vrai affamé, tandis que Paichel, assis sous un arbre, grignota à peine l’un d’eux. Il semblait perdu dans ses pensées. Rat-Mage se rendit d’abord à la source qui descendait d’une colline avant de venir s’asseoir près de lui.

- Tu songeais à ton fidèle compagnon, n’est-ce pas?, lui demanda le rongeur d’une voix compatissante.

- À lui et à plusieurs choses également, dit furtivement l’homme attristé. Tu sais, je n’ai pas pleuré lorsque mon oncle est mort mais je l’ai fait en perdant Boulette. Je devrais en avoir honte mais cet oncle Albert n’a rien fait pour que je le regrette. Il m’a adopté car c’était pour lui une bonne affaire. Je travaillais gratuitement et c’est tout ce qui comptait à ses yeux. Il me battait par méchanceté la plupart du temps et non pour me punir de mes erreurs. Je pense qu’il voulait se venger de ma mère. On dit qu’elle était très belle et très douce, tu sais! Je n’avais que quelques semaines lorsqu’elle disparut. J’ignore même son nom et celui de mon père. Il se peut que l’oncle Albert soit celui-ci après tout? Une chose est toutefois évidente à mes yeux : s’il n’était pas mon paternel, il connaissait celle qui m’a mis au monde.

- Personne n’a voulu te dire le nom de ta mère, pas même ton oncle?

- Non, c’est un mystère avec lequel je devrai apprendre à vivre. Il m’arrive parfois de lui donner le nom de Marie Paichel, mais mon oncle m’a déjà dit que Paichel n’était pas mon nom véritable mais simplement emprunté à un personnage d’une pièce de théâtre. Pour que tu comprennes mieux mes explications, je vais te dire plutôt ce que je connais de mes origines. On m’a découvert un matin devant la porte de l’église de Conques qui se trouve dans un fort joli paysage du Rouergue et dans la région du Quercy. Ce n’est pas très loin de la Dordogne. Ce jour-là, des pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle s’étaient rassemblés à l’intérieur de l’église et chantaient des hymnes à la très sainte Vierge Marie. C’est au cours de cette cérémonie qu’on vint me déposer sur le parvis de l’église. Un Bohémien m’a découvert dans un panier d’osier, qui est d’ailleurs celui que j’ai laissé au grenier de Saint-Étienne. Celui-ci m’a conduit dans sa roulotte. Il faisait partie d’une troupe de théâtre ambulant qui s’était établie pour quelques jours non loin de la forteresse de Bonaguil. Cette troupe donnait des spectacles dans plusieurs châteaux-forts du pays afin d’y distraire les soldats. Pour mon bonheur ou malheur, je l’ignore, ces gens de théâtre ne pouvaient se permettre de s’occuper d’un nourrisson.

- Et pourquoi pas?, lui demanda le rat.

- Que veux-tu dire?

- Mais simplement que s’ils n’ont pas voulu s’embarrasser d’un enfant, peut-être est-ce simplement ton oncle qui ne tenait pas à te voir adopter par eux, par exemple? As-tu déjà songé à cette hypothèse? Puis, si c’est le cas, je peux comprendre qu’il n’avait pas l’intention de te chercher partout à travers le pays lorsqu’il déciderait de s’occuper de toi. Qu’en penses-tu?

- C’est possible que mon oncle y soit pour quelque chose dans le choix de celle qui m’a éduqué jusqu’à l’âge de quatre ans. Quoi qu’il en soit, je poursuis mon exposé afin de t’expliquer l’origine de mon nom. Je disais donc que le Bohémien jouait dans une pièce de théâtre qui s’intitulait : Les pêcheurs de coquilles. Il y tenait le rôle d’un certain Fontaimé Denlar, pauvre pêcheur de la côte d’Écosse. Toute l’intrigue de cette pièce tournait autour d’un ancien mythe qui voulait que certaines huîtres renferment des fées. Leurs pouvoirs rendaient les pêcheurs fous d’amour au point qu’ils se jetaient parfois au fond de la mer pour aller retrouver les fées qu’ils avaient libérées de ces huîtres magiques. C’est ainsi que ce Fontaimé Denlar se noya près des côtes de Shell-Fishing. En réalité, il ne s’agissait pas d’un lieu mais simplement d’un terme pour désigner la pêche aux coquilles St-Jacques. Le mot shell signifie “coquille ”et celui de fishing veut dire “ pêche ”. Le pêcheur d’huîtres ou de coquilles fut donc à l’origine de mon nom de naissance. On m’appela, Fontaimé Denlar Pêche-Shell avant de me confier à une pauvre servante du château de Bonaguil. Nous vivions en face de cette forteresse et de ma chambre, je me souviens que je pouvais voir l’imposante tour de garde de celle-ci.

- Donc, le nom de Paichel ne serait que la déviation du mot Pêche-Shell? C’est très intéressant. Mais qui était cette servante? Tu te souviens d’elle?, lui demanda le rat.

Le missionnaire opina d’un large signe de tête avant de répondre :

- Bien entendu que je me souviens de cette pauvre femme qui aimait trop les chats. Les voisines étaient jalouses de sa générosité naturelle et surtout de son intelligence. Plusieurs nobles du pays venaient la voir pour obtenir des conseils ou pour se confier à elle malgré son peu d’instruction. Le voisinage l’accusait d’avoir eu un enfant en dehors du mariage puisque personne ne voulait croire que je pouvais lui avoir été confié par une troupe de comédiens. Un jour, elle fut chassée du château après l’intervention d’un certain religieux du nom de Charrand, qui vint avertir le cuisinier de Bonaguil que dame Antoinette Plantard, servante de cuisine, faisait l’objet d’une enquête de la sainte Inquisition. Ma mère adoptive préféra me confier à l’une des rares amies qu’elle possédait encore et qui vivait en Provence. C’est dans une coquette maison de La Lavande que j’ai vécu dans une noble famille d’agriculteurs. Dame Isabelle et monsieur François de la Rochebrune furent des plus gentils à mon égard même si je leur en ai longtemps voulu d’avoir changé mon nom pour simplement Paichel. Lorsque des voisins me demandaient si j’étais Paichel de la Rochebrune, je me contentais de répondre que monsieur et madame de la Rochebrune étaient mes tuteurs. Puis à la fin de mes cinq ans, l’oncle Albert s’est présenté chez eux pour leur rappeler que j’étais sans doute le fils de cette sorcière brûlée vive sur le bûcher des Inquisiteurs. Il n’en fallut pas davantage pour que mes tuteurs craignent d’héberger l’enfant d’une sorcière et me confièrent sans tarder à cet homme qui se disait l’un des parents de ma mère naturelle. Malheureusement, il n’a jamais voulu me dévoiler son nom malgré sa promesse de me le dire si j’acceptais de vivre à Paris.

Le rat lui dit :

- Je ne sais vraiment pas si cet oncle connaissait véritablement ta mère naturelle. Pourquoi t’aurait-il caché son nom après tout?

- Oh! Je pense qu’il avait ses raisons, lui dit le missionnaire. Je demeure convaincu qu’il connaissait ma mère puisqu’on aurait dit parfois qu’il me dévisageait comme pour tenter de reconnaître dans mon regard doux et innocent, ce qui lui rappelait ma mère.

- Oh! Ton regard doux et innocent en a pris un coup depuis cette époque, s’empressa de lui répondre le rat amusé.

- Tu oublies que la vie nous fait perdre graduellement notre innocence lorsqu’on doit se battre pour survivre, lui répondit Paichel. Il faudrait sans doute souhaiter de mourir enfant si l’on désire monter au ciel à titre d’innocent. L’âme se salit ensuite comme ce plancher qui doit supporter le poids de tous ces pieds d’épreuves qui lui marchent sur le dos. C’est sans doute à force d’usure que l’âme perd son poli et devient rude. Tu vois, un enfant désire devenir pape et plus tard, il souhaite devenir tout, sauf un pape. Moi, par exemple, je rêvais de devenir chevalier et parcourir fièrement toutes les routes de France, monté sur un magnifique cheval blanc. Aujourd’hui, je voyage à pied et c’est un rat blanc qui me chevauche.

Rat-Mage rit de bon cœur tout comme le clochard. Ils décidèrent ensuite de dormir un peu, mais vers les dix heures du matin, ils s’éveillèrent en sursaut dès qu’ils entendirent des hennissements désespérés, suivis bientôt par le bruit d’un quelque chose qui s’affaissait lourdement sur le sol. Puisque ça provenait de la route, le clochard s’empressa d’aller voir ce qui venait de troubler son sommeil. Un cheval noir se tenait sur ses pattes de derrière pendant qu’un cavalier tentait de le calmer en lui criant : “ Tout doux Arthur; calme-toi voyons, tête de bourrique!”

Évidemment, cet homme venait d’être désarçonné mais s’agrippait encore à la bride, assis dans une flaque de boue. Paichel vint se placer devant ce cheval rétif afin de tenter de le calmer à son tour. Il lui dit sans le brusquer :

- Allons mon beau cheval, dis-moi ce qui te rend aussi nerveux.

- Ce sont ces rats, s’écria le pur-sang dans sa langue animale.

- Des rats? , demanda notre homme qui n’eut aucun mal à deviner de quels rongeurs il s’agissait. Bon, tu dois te calmer à présent et m’expliquer ce qui est arrivé. Ils t’ont attaqué sans doute?

- Non, notre héros!, s’empressa de lui crier Cholé-Rat encore caché dans le bois avec ses confrères. Nous traversions cette route lorsque cet énervé courait à vive allure. Il s’est arrêté brusquement pendant qu’on se suivait à la queue leu leu. Lorsque nous l’avons vu se redresser sur ses pattes de derrière, nous lui avons crié de nous laisser passer, mais ce stupide animal était déjà parti fou...

- C’est faux, jura le pur-sang qui s’était finalement calmé. Mon maître me pressait de galoper jusqu’à Chartres. J’avais mon allure parfaitement contrôlée par mon cavalier jusqu’au moment où ces sales rats m’ont coupé la route. J’ai tenté de sauter simplement au-dessus des bêtes qui ne semblaient guère pressées, et c’est alors que l’une d’elles m’a crié : “ Tu l’as vu la vache! ”C’en était trop pour mes oreilles, car traiter de vache un cheval de mon rang méritait RÉPARATION!!! J’avoue avoir voulu piétiner quelques-uns de ces rats d’égouts, mais mon maître a été projeté en dehors de sa selle.

- Voici justement ton maître mon Arthur, lui répondit Paichel en examinant le cavalier s’approcher en agitant sa cravache devant sa figure.

- Je vais te dresser, maudite tête, sale caboche de malheur. C’est la deuxième fois en trois jours que tu fais la belle à mes dépens. Tu sais ce que je vais faire après que je t’aurai cabossé de partout? Je vais t’échanger sans aucun regret contre deux cochons.

Après ces mots assez humiliant pour le pur-sang, le cavalier s’apprêta à le frapper, mais Paichel lui retint le bras en lui disant d’une voix ferme :

- Non, monsieur! On ne doit pas frapper un animal, surtout pas en ma présence.

- Mais de quoi te mêles-tu étranger? , lui cria le noble en cherchant à retirer son bras de la main solide de cet ancien forgeron. Tu es venu à mon aide mais je n’avais nul besoin de tes services, l’AMI... Alors, pousse-toi de mon chemin avant que je te fouette également, paysan effronté.

Ce cavalier prononça quelques mots de trop puisque tous les rats sortirent rapidement du bois pour mordre les fesses de ce seigneur irrespectueux envers leur héros. L’étranger abandonna vite l’idée de battre qui que se soit afin de fuir à toutes jambes en direction de Paris.

- Dites monsieur, lui cria le clochard amusé, si c’est Chartres que vous sembliez si pressé d’atteindre, permettez-moi de vous faire remarquer que vous retournez à Paris!

- Bon débarras, crièrent quelques rats sans cœur.

Le pur-sang se sentait vraiment peiné d’avoir tenté de piétiner ces rats qui venaient de lui éviter les pires cruautés de la part de son maître. Il dit alors timidement à ces bêtes qui revenaient lentement de leur chasse à l’homme :

- Comment puis-je me faire pardonner de vous avoir si mal jugé?

- Tu n’as pas à nous remercier de t’avoir défendu, lui répondit Cholé-Rat d’une voix essoufflée. Nous avons simplement protégé notre héros contre ce bourgeois mal élevé.

- Tu vois bien, Arthur que même si mes amis ne sont pas des pur-sang, mais simplement de gros rats communs, qu’ils peuvent tout de même se dévouer pour de bonnes causes. Tu es libre de partir, mais...

- Paichel! , s’exclama Rat-Mage qui savait parfaitement à quoi songeait son ami à cet instant précis. Ne crois surtout pas que c’est le ciel qui t’envoie un cheval, n’est-ce pas?

- Ah! Pour ça, je n’en doute pas, lui répondit l’homme en souriant. Si Dieu m’envoie Arthur, je le prendrai volontiers pour ma sainte monture, à moins évidemment, qu’il refuse de nous suivre.

- Je n’ai nul endroit au monde où aller, lui répondit le pur-sang en grattant tristement le sol de ses pattes d’en avant. Je serais fier de participer à une mission.

- Tu dois croire que c’est la Providence qui m’envoie Arthur, dit Paichel excité comme un enfant. Ce cheval est celui du chevalier errant puisqu’il est seul comme moi.

- Mais voyons, tu ne sembles pas réaliser que ce pur-sang appartient toujours à ce cavalier, qu’il soit bon ou mauvais, lui dit froidement le rat blanc. Son maître va le chercher et même envoyer des gens de sa maison à sa poursuite. Nous allons tous nous retrouver en cachot, héroicus insanus! ( héroïque insensé ).

- Pourquoi pas!, s’exclama Scélé-Rat. Moi, j’aime bien les cachots et surtout lorsqu’ils sont bondés de gens.

Paichel se gratta le menton en silence. Le cheval lui dit tristement :

- J’ai bien l’impression que je serais de trop parmi vous. Je ne voudrais pas vous causer d’ennuis à cause du seigneur Granollin, mon maître!

- Je ne m’inquiète pas du tout de ton seigneur Granolla ou Granollin mon bon Arthur, lui répondit le clochard en le fixant dans le blanc des yeux. Tout ce que je désire savoir, c’est si toi, tu acceptes de me suivre dans ma mission.

- Je serai ta monture, répondit le cheval sans hésiter.

Le fier cheval Arthur fut donc admis au sein de cette armée de rongeurs en tant que Cheval Arthur de l’illustre Fontaimé Denlar Paichel, héros des rats de France.

La nuit vint de nouveau remplacer le jour sans que nos amis puissent vraiment se reposer. Tous les rats gris s’en étaient retournés à leur cachette dans le bois et se tenaient prêts à suivre de loin leur héros jusqu’à Chartres. Notre homme monta fièrement sur le dos de son nouveau compagnon et se sentit vraiment confortable sur cette selle richement ornée des armoiries du seigneur Granollin. Le petit rat ne tenait pas à entreprendre une autre discussion à propos de ce cheval “ emprunté ”et se contenta donc de se hisser habilement sur l’épaule droite de son ami. Ce beau cheval monté par un cavalier vêtu de haillons n’était pas la façon idéale de passer inaperçu, mais Paichel semblait si heureux que Rat-Mage se contenta de lui dire :

- Sais-tu au moins monter à cheval? Tu te tiens si raide qu’on pourrait se permettre d’en douter.

- Je n’ai jamais eu l’occasion de monter les chevaux que je devais ferrer à la forge de mon oncle. Il me faudra quelques heures pour m’apprivoiser à cette selle, car tel un vrai chevalier errant, je me fondrai bientôt à ma monture.

- En attendant de fondre, lui demanda le rat inquiet, regarde où tu conduis Arthur. Puis, n’oublie pas que ton armée ne possède aucun cheval pour nous suivre.

Le joyeux chevalier improvisé dit ironiquement à son pur-sang qui marchait lentement sur le chemin :

- Nous voici en route vers notre destin, mon cher Arthur. Ah! Si mon pauvre Boulette était encore de ce monde, mon bonheur serait parfait. Et toi, écuyer du Rat ou du Mage, d’ici l’aube, tu auras retrouvé tes amis à Chartres. Sont-ils aussi petits et blancs comme toi?

- Je ne suis pas un rat commun, cheval à lier Pêche au sel, lui répondit son ami pour le taquiner. Il se peut que d’autres petits rongeurs blancs existent de par le monde mais, en ce qui me concerne, je suis le seul rat blanc de France.

- C’est fort étrange qu’il en soit ainsi, lui dit Paichel d’une voix étonnée. Mais d’où viens-tu donc pour être si différent des autres rats du pays?

- Mais des souterrains de Beau-Brave voyons! C’est là que j’ai grandi et appris de Rat-Ma, mon maître, à lire et à écrire comme le font les hommes.

- Oui, lui dit son héros d’un ton timide. En effet, c’est un fait que les hommes ont grandement évolués depuis qu’ils se servent de l’écriture et de la lecture.

- Toi, c’est ton oncle qui te l’a enseigné?, demanda son compagnon.

- Non... Ou, plutôt si!

- Ah! C’est au moins quelque chose qu’il a su t’enseigner malgré sa rudesse à ton égard.

- Je ne sais par lire, avoua finalement le pauvre homme en rougissant de lui avoir raconté un mensonge. Je t’ai menti puisque la honte m’a rongé le cœur lorsque tu m’as révélé savoir lire et écrire. Un rat instruit et un homme ignorant; voilà ce que je me disais au fond de moi.

- Alors je me ferai un plaisir de te l’enseigner, dès que la situation se sera stabilisée pour les rats.

- Oh! J’en serais fort honoré et je te promets d’être un élève parfait.

- Ça! J’en doute un peu! Depuis que je te connais, les événements ne cessent de nous entraîner dans une sorte d’aventure imprévue. Lorsque je suis monté à ce clocher de Saint-Étienne, j’étais loin de me douter qu’il fallait autant de jours pour nous rendre à Chartres. Je me demande même si mes amis auront eu la patience de m’y attendre!

- Tu le sauras à l’aube, lui répondit Paichel d’une voix assurée.

- Je le souhaite de tout mon cœur!, lui répondit le rat.

[retour]